C’est notamment le cas des Mutuelles et organismes complémentaires Santé, dans leur rôle croissant de garants de la qualité et des coûts des services de santé délivrés à leurs bénéficiaires. Ces derniers travaillent de plus en plus avec les autres acteurs de la chaîne de valeur, pour optimiser et sécuriser l’ensemble de la filière de production et d’acheminement des produits et équipements de soins. Nous avons eu le plaisir d’échanger avec Gauthier Lalande de Malakoff Médéric Humanis sur le projet Blockchain qu’il pilote dans ce domaine. Voici sa vision et ses avis fort éclairants
Entretien avec Gauthier Lalande, Malakoff Médéric Humanis
« Dans la Blockchain, la question-clé n’est pas tant sur le choix de la technologie et du type de plate-forme que sur l’interaction de celle-ci avec les SI existants des acteurs et partenaires » Gauthier LALANDE - Lead Manager AI, Blockchain & Dataviz
Depuis quand Malakoff Médéric Humanis s’intéresse-t-il à la Blockchain ?
- GL : « . Nous suivons le sujet de la Blockchain au sein du Groupe dans nos veilles depuis quelques années, mais nos réflexions concrètes ont commencé fin 2017. Avec la Direction de l’Innovation, nous avons rassemblé une vingtaine de personnes dans un groupe de travail interne pour réfléchir aux potentiels et aux usages possibles de la Blockchain dans notre métier d’Assurance Santé. Après un séminaire de réflexion initial, nous avons pu pré-identifier et qualifier certains cas d’usages, pour finalement sélectionner celui qui a donné lieu au projet que nous structurons actuellement. »
En quoi consiste votre projet Blockchain ?
- GL : « Ce projet, confidentiel à ce stade, se situe dans le domaine de la supply chain autour de la traçabilité de produits entre les différents acteurs qui interviennent dans le processus (industriel, distributeur, financeur – nous en l’occurrence, et le client final). »
A quels enjeux stratégiques répond votre projet Blockchain ?
- GL : « L’objectif était de lancer des réflexions sur une tendance marquante et d’actualité sur le marché, et d’envisager comment cette technologie pouvait être appréhendée par Malakoff Médéric Humanis pour sa stratégie, ses solutions et services métiers.
La Blockchain permet d’ouvrir de nouveaux espaces de coopération sans nécessairement devoir mutualiser des ressources et des bases d’informations avec des partenaires ou des acteurs tiers. Nous avons ainsi pu, grâce à cette technologie, nous mettre en relation avec plusieurs partenaires pour réfléchir à la gestion de nouveaux services dans une logique d’apprentissage commun ».
A quel stade de maturité se situe-t-il ?
- GL : « En termes de maturité, nous sommes au stade de la réflexion et du cadrage. Nous avons mené un appel à contribution à la suite duquel nous avons identifié et sélectionné nos 2 premiers partenaires. Actuellement, nous définissons avec eux le périmètre fonctionnel et technique du projet, les apports, rôles et périmètres de chacun, le recours à des partenaires complémentaires potentiels pour élargir l’écosystème...
C’est une phase qui prend un peu de temps mais qui est capitale pour pouvoir initier des développements concrets sur la base d’un consensus (avant celui de la Blockchain !) entre tous les acteurs sur leurs interactions et leur fonctionnement ultérieur sur le projet. »
Quels ont été vos critères de décision pour identifier le cas d’usage Blockchain que vous avez choisi de tester ?
- GL : « La logique était de sélectionner un cas d’usage où l’on gagne à mutualiser des données et des informations avec des partenaires et où les autres solutions informatiques classiques ne nous convenaient pas. Sur ce critère, la traçabilité d’un objet qui passe sous la responsabilité de plusieurs acteurs tout au long d’une chaîne logistique est un sujet très pertinent !
La sélection du cas d’usage a également été effectuée au vu de sa simplicité apparente, pour ne pas cumuler les difficultés d’appropriation d’une nouvelle technologie et d’une nouvelle manière de travailler (avec des partenaires et plus tard avec des concurrents) et sur un ensemble fonctionnel trop large. Nous avons donc visé un cas d’usage qui est aujourd’hui clairement identifié comme « idéal » pour une technologie de type Blockchain et qui est très ciblé (peu de processus en jeu). »
« La définition de la gouvernance d’un système blockchain est l’aspect qui prend le plus de temps, mais c’est un point crucial pour assurer un fonctionnement vertueux de la solution et du projet à terme entre les acteurs »
Quels sont les enjeux opérationnels que vous explorez avec votre projet ?
- GL : « Avec cette initiative sur la Blockchain, nous souhaitons éclairer plusieurs aspects. Sur le plan fonctionnel et technique tout d’abord, nous voulons vérifier que l’on peut garantir le lien entre un objet physique et son acheminement dans une chaîne de distribution, sans contournement ou fraude possible. Ceci tout en laissant chaque partenaire maître de son périmètre d’intervention et des informations qu’il consent à partager dans la Blockchain et en conservant la confidentialité exigée par chacun. En ce sens, au-delà du choix de la technologie et du type de plate-forme Blockchain, le point important à valider est l’interaction de celle-ci avec les SI des différents acteurs et partenaires, pour qu’elle récupère le juste niveau d’informations pertinentes sans rajouter de complexité aux systèmes en place. La Blockchain est considérée dans ce projet comme un « sous-jacent » aux systèmes informatiques existants.
Au-delà de ces considérations technologiques, la question la plus ardue concerne la gouvernance d’un tel système : nous souhaitons évaluer la capacité à terme de créer un consortium de plusieurs acteurs sur cette initiative, en réussissant à concilier les objectifs et contraintes de chaque partenaire pour servir l’intérêt général visé par cette Blockchain. C’est l’aspect qui prend le plus de temps à cadrer et qui est pourtant crucial pour assurer un fonctionnement vertueux de ce système à terme ! ».
A ce stade de votre projet, quels enseignements retirez-vous en termes de facteurs-clés de succès ou de points de vigilance ?
- GL : « Même si notre projet est encore en phase de cadrage, depuis le début de nos réflexions nous avons identifié certains facteurs-clés de succès. Tout d’abord la sélection d’un bon cas d’usage est un pré-requis, en identifiant le rapport entre l’utilité perçue de ce dernier et la complexité estimée pour sa mise en œuvre. Nous sommes dans une démarche de construction d’un MVP et non d’un POC dans le sens où nous étudions dès le départ les conditions d’intronisation de cette Blockchain dans les systèmes de production. Ensuite, dans un projet de Blockchain de consortium comme le nôtre, il est essentiel de choisir des partenaires fonctionnels qui ont envie de s’investir dans cette technologie et de s’inscrire dans une démarche de « co-apprentissage ». Il est également pertinent, lorsque cela est possible, de se faire accompagner par un sachant, un acteur expert du domaine (dans notre cas Blockchain Partner). Enfin, dans un cas d’usage comme le nôtre, qui vise à permettre un niveau renforcé d’automatisation d’une chaîne « multi-partenaires », il est important de s’assurer de la maturité en termes de processus et SI de chacun. En effet, si ces éléments ne sont pas clairs sur le use case de départ, il sera très complexe de réussir à les automatiser dans une Blockchain. »
« Trois leviers vont permettre de démultiplier le potentiel de la Blockchain : les smart contracts, l’IoT et l’IA »
Pour vous, quels sont les leviers de développement de la Blockchain ?
- GL : « La technologie Blockchain en elle-même ouvre de nouveaux territoires d’opportunité en élargissant les possibilités d’automatisation et de transparence tout au long d’une chaîne de valeurs même si celle-ci est couverte par des acteurs différents. Le premier levier de développement est donc la capacité et la volonté d’acteurs complémentaires à travailler ensemble, quitte à embarquer ensuite des compétiteurs pour proposer une expérience client complète. Dans un second temps, il est permis d’imaginer que trois leviers principaux devraient permettre à terme de démultiplier l’impact de la Blockchain dans différents secteurs. Tout d’abord, le développement des Smart Contracts, qui permettent l’automatisation d’actions ou de règlements de transaction sur la base d’événements certifiés dans la Blockchain sans nécessiter de vérification par des tiers centraux. Ensuite, on peut citer le couplage de la Blockchain avec l’IoT, les objets connectés permettant de lier le « monde réel » aux transactions qui sont effectuées sur des biens ou des assets. Enfin, l’association de l’intelligence artificielle pourra permettre d’aller un cran plus loin notamment dans l’automatisation de la chaîne via une utilisation plus large des smart contracts (qui pourront interroger un algorithme par exemple). »
Quels sont les facteurs-clés pour un passage à l’échelle et un développement de grande envergure des projets de Blockchain ?
- GL : « Concernant le passage à l’échelle, plusieurs stades de développement progressifs peuvent exister, notamment dans les initiatives de Blockchain de consortium. Tout d’abord, un acteur peut souhaiter développer un système Blockchain pour ses besoins propres (plus simple à mettre en œuvre). Ensuite, il va chercher à mettre en place une gouvernance avec d’autres acteurs pour gérer un processus global et, ce faisant, construire une communauté d’intérêt de plus en plus large. L’étape suivante permet de développer, via des smart contracts par exemple, le lien avec les utilisateurs finaux et particuliers pour leur apporter une valeur de traçabilité et de transparence en regard des activités du consortium. Un autre type de projets peut s’intéresser plus exclusivement à la notion de « tokens de valeur », monétisables dans l’économie réelle (ou non), que les utilisateurs finaux pourraient obtenir (par exemple pour des programmes de fidélité sur certaines transactions commerciales…) L’un des facteurs-clés les plus importants pour que les projets Blockchain se développent réside dans la compréhension du fonctionnement de cette technologie au niveau managérial, ce qui reste encore un challenge vue la complexité (et en partie la réputation contestable) de la Blockchain. »
Dans votre projet de Blockchain de consortium, avez-vous rencontré des écueils particuliers ?
- GL : « L’une des questions principales à résoudre et qui conditionne majoritairement l’essor de la Blockchain, concerne les problématiques d’organisation et de gouvernance. Dans des Blockchains de consortium par exemple, il est nécessaire de trouver des modèles vertueux et pérennes de coopération entre acteurs d’égal à égal (« coopétiteurs ») et/ou de coopération entre clients et fournisseurs. Une autre question fondamentale concerne le type de technologie utilisé. Une Blockchain publique a l’immense avantage de pouvoir être gérée simplement techniquement (l’objet technologique existe déjà), mais présente notamment le risque de la pérennité (seule la Blockchain Bitcoin existe depuis plus de 10 ans). L’utilisation d’une Blockchain privée se rapproche plus de la gestion d’un objet technologique classique comme un logiciel. En revanche, ce choix implique une gouvernance plus lourde puisqu’il faut le maintenir entre les acteurs concernés. Entre ces deux options, il existe des solutions hybrides de type éditeur de logiciel qui s’appuient sur une Blockchain publique. Il faut donc évaluer la meilleure solution à court-terme pour réaliser le projet mais également dans un objectif moyen-terme (pérennité de la solution déployée). »
« Avec le foisonnement et le rythme d’évolution actuel du marché de la Blockchain, le plus compliqué est d’identifier et de choisir des solutions pérennes qui s’imposeront à terme »
En conclusion, pensez-vous que la Blockchain représente la « 2ème révolution Internet » ou encore la nouvelle désintermédiation / ubérisation de l’économie ?
- GL : « Le principal apport disruptif de la Blockchain est la possibilité de créer des tissus de coopération qui étaient beaucoup plus compliqués à mettre en place auparavant. Sur ce point c’est un vrai progrès pour les utilisateurs / clients qui vont bénéficier d’un nouveau niveau d’automatisation sur une chaîne de valeur (beaucoup plus centré sur leur besoin et non plus restreint aux activités d’un seul acteur) ou en offrant une transparence qui ne pouvait pas exister jusqu’à présent. Le marché étant encore « jeune » et foisonnant, tant en termes de technologies que d’offres de services Blockchain, il est difficile actuellement d’identifier et de choisir celles qui seront pérennes et qui s’imposeront à terme. Il est également hasardeux de prévoir le potentiel de désintermédiation globale apporté par cette technologie qui va dépendre d’autres facteurs difficilement prévisibles (confiance des utilisateurs, rythme d’adoption par les entreprises notamment). Dans l’ensemble, il y a peu de doutes aujourd’hui sur le potentiel de cette technologie qu’il faut investir rapidement pour gagner en compétences. Le couplage de la Blockchain avec l’intelligence artificielle devrait par ailleurs amener des changements forts dans la décennie à venir. »
Pour aller plus loin
Manager au sein du secteur santé chez Orange Consulting, je me passionne pour la révolution de l' e-santé et des nouveaux usages permis par l’innovation technologique et digitale, que je côtoie au gré de nos missions de conseil pour l’ensemble des acteurs de l’écosystème Santé.