Les nouvelles technologies et la santé mentale
On constate actuellement un essor des nouvelles technologies pour améliorer ou rétablir la santé mentale : applications sur mobiles et tablettes, objets connectés, chatbots, dispositifs de réalité virtuelle ou encore robots sociaux, conçus pour entrer en interaction, voire en relation avec nous. Au niveau européen, la « e-santé mentale » est promue à travers le projet « e-Men » lancé en 2017 par l’un des Centres collaborateurs de l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Cette dynamique se décline également au niveau national. L’un des objectifs énoncés par la feuille de route publiée en juin 2018 par le Comité stratégique de la santé mentale et de la psychiatrie consiste à « promouvoir la santé mentale 3.0 ».
L’apport des études sociologiques à la santé mentale 3.0
Quelques travaux sociologiques se sont intéressés à la teneur empirique de cette santé mentale 3.0 (Bergström, 2013 sur les thérapies en ligne ; Mathieu-Fritz, 2018 sur la téléconsultation ; Klein, 2018 et Forner-Ordioni, 2019 sur la réalité virtuelle). Ces enquêtes permettent d’éviter une démarche uniquement prospective en termes de « cas fictif » (Briffault et Morgièvre, 2017 sur les objets connectés), mais également une critique trop englobante des nouvelles technologies comme vecteur de responsabilisation des patients (Lupton, 2014).
L’usage thérapeutique des robots sociaux
Qu’en est-il des robots sociaux dans le domaine de la santé mentale ? Quand on s’intéresse à leurs usages actuels, deux populations semblent particulièrement ciblées : les personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer et les enfants avec un TSA (trouble du spectre autistique). TSA et Alzheimer sont considérés comme les cas d’usages à la fois les plus répandus et les plus prometteurs (Costescu et al., 2014).
Concernant les TSA, tout commence à la fin des années 1990. Kerstin Dauthenhan, chercheuse en robotique sociale, lance le projet Aurora en Grande Bretagne pour tester les usages thérapeutiques des robots sociaux, et notamment la possibilité qu’ils augmentent la sociabilité des enfants autistes (Dauthenhan, 2007). Suite à ce projet fondateur, les recherches se sont multipliées au niveau international (pour un aperçu, voir Cabibihan et al., 2013), sans permettre de généraliser des résultats (Baddura, 2017). De nombreuses méta-analyses ont été faites, sans apporter la preuve de l’efficacité de la médiation robotique (Diehl et al. 2012 ; Begum et al., 2016 ).
NAO : le petit robot humanoïde
En France, dans une dizaine de structures d’accueil pour enfants avec TSA (Instituts médico-éducatifs, hôpitaux de jour, autres dispositifs), des professionnels de santé et des enseignants tentent de s’emparer de cette technologie, avec une certaine prédilection pour NAO. Ils adoptent une attitude expérimentale qui consiste à tester le robot pour en identifier les finalités possibles, les bénéfices éventuels et les limites.
Conçu en 2006 puis commercialisé à partir de 2008, le petit robot humanoïde n’a pas été pensé pour servir à quoique ce soit par Aldebaran Robotics (rachetée par Softbank Robotics en 2015). L’autisme est le cas d’école pour lequel des professionnels concernés ont inventé un usage du robot et amené les concepteurs à élaborer une application dédiée (ASK - Autism solution for kids - NAO) en 2013.
NAO est déployé dans le cadre de projets ayant des temporalités variables (entre 6 semaines et 2 ans) et des finalités contrastées (recherche clinique avec mise en place d’un groupe témoin, expérimentation cadrée, exploration libre). Rarement utilisé en individuel, il fait surtout l’objet d’usages collectifs, dans des groupes de 2 à 6 personnes. NAO est mis en contact avec des enfants âgés de 3 à 15 ans, dont les profils ne sont pas toujours homogènes. Il est généralement utilisé de manière hebdomadaire, pendant des séances de 15 à 45 minutes.
Des capacités interactionnelles limitées, mais un potentiel de motiver ?
La rencontre avec NAO donne lieu à un constat récurrent : l’écart entre le robot tel qu’il est présenté, notamment par la communication de Softbank, tel qu’on se le représente, et tel qu’il est. Les professionnels expriment une certaine déception face aux capacités interactionnelles limitées du robot. Ce décalage amène souvent à réviser les scenarii d’usages imaginés en amont de la rencontre. Les professionnels identifient rapidement les limites à la fois des programmes de vie autonome et de l’application ASK NAO. Ils se voient contraints de se constituer une expertise technique qu’ils n’avaient pas anticipée pour programmer des séquences à l’aide du logiciel Chorégraphe.
Les professionnels s’appuient sur des hypothèses de travail différentes mais ils s’accordent sur le fait que le robot peut motiver et attirer les enfants avec un TSA (Anzalone et al., 2014), notamment étant donné leur appétence pour les nouvelles technologies (Grossard et Grynszpan, 2015). Ils élaborent différents paradigmes d’usages qui ne donnent pas le même rôle au robot : « médiateur » (raconter au conte), « éducateur » (proposer des activités telles que la reconnaissance de couleurs), « extension » (être programmé par les enfants), « outil » (faciliter l’acquisition de compétences comme l’imitation).
Quel avenir pour NAO dans la prise en charge d’enfants avec TSA ?
NAO ne révolutionne pas le soin. En effet, les professionnels expriment tous le souci d’inscrire le robot dans l’existant. Néanmoins, il induit un travail en plus. En amont des séances, il s’agit de penser un projet autour de NAO, de programmer le robot et d’assurer certaines conditions techniques. Pendant les séances, il est nécessaire de télécommander le robot et de gérer les bugs. Ces tâches sont confiées à un nouvel arrivant dans les salles de soin, qui occupe le rôle d’ « opérateur du robot » (sur tablette ou sur ordinateur). Le recours au robot peut affecter le climat dans lequel les professionnels font leur travail : beaucoup soulignent le stress lié à la possible survenue de problèmes techniques. Il peut également induire un changement plus profond du travail, en faisant évoluer certaines manières de faire.
Tous les professionnels procèdent à une évaluation clinique, par une prise de notes intensive, parfois couplée avec l’enregistrement vidéo ou le recueil des observations d’autres acteurs. Dans la plupart des structures, ils administrent également des tests, au début et à la fin du projet (outils standardisés ou grilles d’évaluation ad hoc). Les professionnels restent précautionneux quant aux effets possibles de NAO sur l’acquisition de compétences ciblées. La plupart d’entre eux confirme quand même l’effet attracteur et motivateur du robot. Plusieurs soulignent également que NAO permet de mettre en visibilité des compétences insoupçonnées chez les enfants avec TSA, comme l’attention conjointe.
Références
- Anzalone S.M., Tilmont E., Boucenna S., Xavier J., Maharatna K., Chetouani M., Cohen D. and the Michelangelo Study Group (2014). “How children with autism spectrum disorder explore the 4-dimension (spatial 3D+time) environment during a joint attention induction task”, Research in Autism Spectrum Disorders, vol. 8, p. 814-826.
- Baddura R. (2017). « Le robot social médiateur : un outil thérapeutique prometteur encore à explorer », Le journal des psychologues, vol. 8, n° 350, p. 33-37. Begum M., Serna R. and Yanco H. (2016). “Are robots ready to deliver autism interventions? A comprehensive review”, International Journal of Social Robotics, vol. 8, n° 2, p. 157–181.
- Bergström J. (2013). « Les nouvelles thérapies par Internet », RESET [En ligne], vol. 2, URL : http://journals.openedition.org/reset/124 ; DOI : 10.4000/reset.124
- Briffault X. et Morgièvre M. (2017). « Anticiper les usages et les conséquences des technologies connectées en santé mentale. Une étude de cas fictif », Droit, Santé et Société, vol. 3-4, n° 3, p. 35-46.
- Cabibihan J., Javed H., Ang M., Aljunied S. (2013). “Why robots? A survey on the roles and benefits of social robots for the therapy of children with autism”, International Journal of Social Robotics, vol. 5, n° 4, p. 593-618.
- Costescu C., Vanderborght B. and David D. (2014). “The effects of robot-enhanced psychotherapy: A meta-analysis”, Review of general psychology, vol 18, n° 2, p. 127-136.
- Dauthenhan K. (2007). “Encouraging social interaction skills in children with autism playing with robots. A case study evaluation of triadic interactions involving children with autism, other people (peers and adults) and a robotic toy”, Enfance, vol. 59, n° 1, p. 72-81.
- Diehl J., Schmitt L., Villano M. and Crowell M. (2012). “The clinical use of robots for individuals with autism spectrum disorders: A critical review”, Research in Autism Spectrum Disorders, vol. 6, n° 1, p. 249–262.
- Forner-Ordioni E. (2019). « Whatever works ». Sociologie des thérapies cognitives et comportementales, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Grossard C. et Grynszpan O. (2015). « Entraînement des compétences assistées par les technologies numériques dans l’autisme : une revue », Enfance, vol. 1, n° 1, p. 67-85.
- Klein N. (2018). Réalité virtuelle et santé mentale. Conception et utilisation d’environnements virtuels en santé mentale, Rapport de stage de master 2 en sociologie, Université La Sorbonne/Orange labs.
- Lupton D. (2014). “Critical perspectives on digital health technologies: Digital health technologies”, Sociology Compass, vol. 8, n° 12, p. 1344 1359.
Sociologue au sein du département SENSE (Orange labs), je suis spécialisée sur l’étude des pratiques professionnelles en santé mentale et je m’intéresse particulièrement aux usages des nouvelles technologies dans ce domaine.